A l’art hâché

Epoque des grands paradoxes que nous vivons. Un Occident qui sourit à l’initiative, une économie en grande forme, une innovation technologique qui s’accélère, la démocratisation des moyens de production et de l’accès à l’information et pourtant, l’actualité me donne raison, nous ingérons une savante merde. Vache folle, dioxine, Listeria, Lara Fabian ou “Les maîtres du monde’”, même combat: on fait avaler n’importe quoi avec une bonne gorgée de marketing.

Point de procès à un système poussé à son paroxysme, simplement tout comme le boucher, en tant que fondateur d’un label de production musicale, je m’inquiète. Moi aussi, comme l’éleveur de charolaises nourries au foin frais, j’aime mon paddock, et je crois plus à son talent qu’aux colorants et à l’emballage que je vais y ajouter. Aussi, pour prétendre à la confiance des quelques autistes qui croient encore à la sincérité de l’expression artistique, je vais devoir coller sur mes pochettes un autocollant “alternative”, garant de ma production Bio.

L’alternative à quoi ? Au système qui encourage le petit profit unitaire au détriment de la santé publique. Car même l’expression artistique relève de la santé publique. On nous a fait croire que X-files était une série culte avant que les premiers épisodes ne sortent. On nous a persuadé que Didier Barbelivien était un artiste tout comme Mac Donald était un restaurant. En y mettant le prix, toute conviction s’achète.
Cela, les Majors du disque l’ont bien compris. Et c’est ainsi que de fusion en fusion (de 8 Majors en 1995, on devrait passer à 4 si la fusion AOL-Time Warner avec EMI-Virgin est acceptée par les autorités compétentes), à coup d’investissements colossaux (+ 474% en 5 ans pour un marché qui n’a cru que de 15 %), les Majors raflent 96,4 % du chiffre d’affaires du secteur du disque en 1999.
Une remarquable stratégie digne de Bill Gates a assis cette position d’oligopole. On assomme les indépendants pour les abattre ensuite ou pour les racheter; on standardise la production et la distribution et on saupoudre de quelques millions de promo pour démontrer que ceci est LE nouveau chef d’oeuvre indispensable du meilleur groupe légendaire de la semaine. Quinze ans de conspiration pour mettre à terre les indépendants: labels, éditeurs, organismes, distributeurs. Car les Majors ont un complice: les super et hypermarchés qui pèsent aujourd’hui 55 % des ventes de disques. Ces 55 % sont réalisés avec une moyenne de 400 références en rayon (moins que sur mes étagères). En cas de ventes insatisfaisantes, l’éditeur reprend les stocks au bout de quinze jours. Le complot semble efficace: moins de risques des 2 parts, on prend ce qui marche et on fait des clones (Rn B, hip hop gentillet, techno frileuse). La standardisation s’impose pour ne pas prendre le risque de subir un échec. On ne change pas une formule qui gagne. Ainsi apparaissent les Top Machin vol. 49 “Vu à la Télé” et surtout en tête de gondole des hypers. Produits sur mesure, racoleurs et beauf à souhait, bonne grosse promo de lancement pour inculquer au quidam que c’est le disque que si-tu-l’as-pas-t’es-un-nase.Alors n’attendez plus de diversité culturelle, de libre arbitre, d’indépendance de la création, d’évolution des cultures de leur part. Cela fait 20 ans que ces “Majorés” s’évertuent à détruire le paysage musical pour n’en faire que de tristes H.L.M. (Habiles Lobotomies Marketing). Car à l’instar du cinéma hollywoodien, c’est la publicité qui définit le nouveau talent et à l’instar des start-up, on n’évalue pas le potentiel de l’idée mais la capacité à lever des fonds de l’équipe. Et ces fonds ne servent en général qu’à couvrir la pauvreté du produit.

Alors l’alternative et ses 3,6 % de part de marché, elle est mal en point. Le nombre de détaillants indépendants de plus de 100 m2 a été divisé par 10 en 15 ans. Il ne sont plus que 100 en France. Encore heureux petits Parisiens que vous êtes (probablement), l’essentiel de ces détaillants traditionnels exercent à Paris. Pensez au petites communes qui n’ont plus accès qu’aux 400 références de l’hyper du coin. Je vous dirais bien que la télé et la radio (pour les 10 plus grosses d’entre elles) sont exclusivement dédiées aux Majors qui achètent carrément des plages horaires complètes. Quand on a des gros sous, c’est plus facile de négocier des remises ou d’accorder des ristournes.
Peut-être pensiez-vous qu’internet permettait enfin le contournement de leurs lois sordides. Les Majors tenaient il y a 2 ans encore un discours intégriste sur la violation du droit de reproduction mécanique qu’allait encourager Internet. Pour une fois ils avaient raison. Cependant, fidèles à leurs convictions rétrogrades, ils ont tout d’abord cherché à saborder la musique sur internet en traquant les sites ennemis. MP3.com s’est ainsi vu réclamer plus de 160 millions de dollars par les Majors pour non paiement des redevance des droits d’auteurs. Il y a pire, Napster, qui n’était devenu qu’un serveur d’échange de MP3 pirates (soyons honnêtes) incarnait l’alternative et la nique à tout ce système archaïque et injuste. Au terme d’un long procès contre BMG, celui-ci lui a proposé d’effacer l’ardoise contre une très étroite collaboration. Ainsi, Napster (contraint ou non), s’est associé avec l’ennemi juré de sa tribu. Un mythe est tombé. Mais ce n’est rien à côté de ce qu’ils préparent. Car l’enjeu, maintenant, est de regrouper tout le processus de production, édition, distribution, media et droits d’auteur. Pourquoi partager ? Diviser pour mieux régner, mais ne pas partager. Un nouveau principe de cryptage révolutionnaire et inviolable devait empêcher tout piratage des morceaux sur le net, fruit de l’association des Major sous le nom de Secure Digital Music Initiative. Heureusement, lors d’un récent salon de hacking aux Etats-Unis, 17 cracks contre ce système ont été proposés. Cela peut indigner certains, moi je suis toujours content de savoir que des petits malins s’insurgeront toujours contre la médiocrité imposée et l’inconsistance massive. Car aujourd’hui, en plus, les Majors marchent main dans la main avec une seule idée, évincer les indépendants en créant un système très fermé englobant l’intégralité du processus des droits d’auteurs, d’édition et de distribution. Un système onéreux pour le label indépendant mais une obligation d’adhésion, faute d’alternative, pour prétendre survivre. Car le monde de la musique est fait par et pour les Majors, à l’exemple de la Société Civile des Producteurs Phonographiques (S.C.P.P.) dirigée par Pascal NEGRE (ISLAND) et Michel Parent (UNIVERSAL Music).
Pourtant internet incarne le nouveau médium salvateur. Grâce à lui, les coûts d’édition, promotion, distribution sont considérablement amoindris. On croirait aisément que l’artiste et le mélomane s’y retrouveraient. Et bien non, point de révision de prix du morceau (environ 10 F). Ce qui nous mettrait le dernier album de De la Soul à 170 F en téléchargement, sans CD ni pochette. La rémunération de l’artiste reste inchangée. Toujours moins de 9 % de la vente d’un CD en tant qu’auteur, moins de 18 % s’il en est l’interprète, 32 % maximum s’il est en plus producteur reconnu. Pas d’emballage, pas de presse, pas de canal de distribution, que des 0 et des 1 par le téléphone (payé par l’abonné).

On pourrait converser des heures, citer les similitudes avec les autres marchés de la création artistique, retenir que la condition d’un CD n’est guère plus réjouissante que celle d’une paire de chaussettes. Mais l’essentiel reste, pour l’idéaliste que je suis, que la musique n’est rien d’autre qu’une sensibilité partagée entre un créateur et un mélomane. J’aime cette musique parce qu’elle est étonnante, qu’elle me séduit par son esprit, son interprétation, son audace ou sa beauté. Tout avis étant formellement subjectif, la diversité culturelle reste un droit et un devoir auquel l’amateur peut prétendre en qualité d’humain, donc de personne émotive. Car là-dedans, le sujet est bien que l’Art, c’est avant tout de la création et de l’expression sincères, et non pas une main qui vous plaque la tête sur la pochette du CD de Roméo et Juliette. L’alternative, c’est la survie de l’art, car c’est le contre pouvoir du système. Et que tout système en place souffre de ce curieux mal appelé l’immobilisme. Et que l’immobilisme est le pire ennemi de la création. Soyons clairs, la techno, la house, le rap ont été lancés par les labels indépendants. Et ils sont nombreux ces labels, un marché éclaté dirons-nous. Car la techno et le rap suivent avant tout la mentalité underground et elles prônent l’indépendance dont elles se nourrissent. Des initiatives isolées, locales, parallèles, et souvent désintéressées cohabitent sur terre comme sur la toile pour défendre la diversité culturelle et ’indépendance de la création. Elles semblent se radicaliser à mesure qu’on les marginalise. On ose espérer que cet isolement forcé nourrit l’art sa source. Seulement, leur pérennité parait menacée si aucune initiative, personnelle ou publique, ne vient enrayer de triste processus d’écartement. Les professionnels indépendants doivent se rassembler pour réfléchir et s’organiser pour que perdurent et que se développent les alternatives.

sources:

  • LIVRE BLANC: LES CONSEQUENCES DU PROJET DE RAPPROCHEMENT ENTRE AOL-TIME WARNER-EMI-VIRGIN SUR LE MARCHE FRANCAIS, déposé par l’UPFI et l’Association européenne IMPALA devant la Commission Européenne.
  • SACEM.org,
  • Yahoo internet life janvier 2000
  • Capital n°103 (avril 2000).

Voir aussi